Éditorial Par Gilles Froger
Théodor Lipps, dont Freud commente longuement les théories sur le comique1, cherchait notamment à démontrer que " d’une façon très générale, le plaisir comique découl[e] de notre attente "2. Sans entrer dans le détail de l’analyse freudienne, on entend combien cette dimension d’attente participe du rire de connivence auquel nous convient, presque toujours, les humoristes. Ce rire-là se prépare et s’obtient en effet à grand renfort de rendez-vous programmés, de gags en différé, de blagues " téléphonées " et autres rires pré-enregistrés permettant d’obtenir à coup sûr le succès. Le rire de connivence ne feint d’ailleurs jamais la transgression que pour mieux assurer la cohésion sociale : on admire l’audace du comique tout en se rassurant sur l’innocuité du venin dispensé3. Rien cependant, et quel que soit le talent du clown patenté, n’est plus éphémère que le plaisir ainsi obtenu4. D’où la nécessité de sa répétition ; le rire est un opium dont les effets passent vite.
Mais c’est un rire autrement plus puissant que celui répondant aux faciles facéties des comiques qui, précisément, surgit contre toute attente : rire contre le désespoir, l’angoisse, l’humiliation, la maladie, l’atrocité ordinaire – toutes les puissances acharnées à nous abattre. Freud, ainsi, montre que le très fin moqueur Heinrich Heine puisait dans d’anciennes humiliations dues à sa pauvreté les traits particulièrement inspirés qu’il décochait sans apparente agressivité, tout comme Lichtenberg, autre surdoué du mot d’esprit, s’avère avoir été un homme " souffrant d’hypocondrie grave et affligé de toutes sortes de singularités "5. Ce rire devient acte de pensée définitif quand, tu et privé de tout spectateur, il est affaire d’absolue opposition à toute force de destruction. Dans un très beau texte sur la danseuse de flamenco Carmen Amaya, Georges Didi-Huberman cite ainsi Bataille, écrivant Sur Nietzsche pendant les bombardements de 1944 et reconnaissant à la misère le droit à la colère : " À la misère, comment ne pas donner toute la force : elle ne pourrait briser pourtant cette danse du cœur en moi qui rit du fond du désespoir. "6
Ce rire puissant qui s’oppose au rire de connivence, appelons-le rire de résistance.
Le rire comme résistance, donc. Or, en art, tant que l’emphase – ou l’hystérie, pour reprendre le mot de Benjamin et de Deleuze – a régné sans partage dans un constant effort à honorer Dieu, le Roi et les héros divers, le rire s’est vu relégué aux franges : figures grotesques des églises, farces populaires, contes parodiques, nouvelles obscènes, portraits-charge, paysages rhyparographes, peintures idiotes chères à Rimbaud… Le rire, sauf à être " rire de pure joie " nous élevant à la perfection de la nature divine, était affaire du Diable.
N’étant nulle part, le Diable est désormais partout et l’époque contemporaine, de l’ironie désinvolte de Duchamp au burlesque parfois très sombre de Mc Carthy ou à l’ingénierie scatologique de Delvoye, a multiplié les charges contre les conceptions progressistes ou positives de l’art. On sait l’ordinaire habileté de certains à cyniquement transformer la résistance en connivence7, mais on peut également s’interroger sur de nouvelles formes d’opposition à l’œuvre dans les pratiques actuelles. Ce sont quelques-unes de ces pratiques, notamment issues des scènes belge, suisse et française et pas nécessairement très reconnues, que présente ce numéro de Parade.
1 - Theodor Lipps, Komik und Humor, 1898. Cité dans Sigmund Freud, Le Mot d’esprit et sa relation à l’inconscient (1905), Paris, Gallimard, coll. Folio, 1992
2 - Sigmund Freud, Le Mot d’esprit et sa relation à l’inconscient, op. cit., p. 351
3 - Freud écrit que le mot d’esprit hostile qui vise un ennemi " va soudoyer le lecteur grâce au gain de plaisir qu’il lui procure, obtenant de lui qu’il prenne notre parti sans procéder à un examen des plus rigoureux (…) ", ibid., p. 199
4 - Freud : " Du comique en général, Kant (Critique du jugement, I, 1ère section, 54) dit qu’il possède cette curieuse propriété de ne pouvoir nous faire illusion qu’un instant. ", Le Mot d’esprit et sa relation à l’inconscient, op. cit., p. 49
5 - Ibid., p. 261
6 - Georges Bataille, Sur Nietzsche. Volonté de chance (1945). Cité dans Georges Didi-Huberman, " Mortal Cadencia ou la gravité dansée ", in Pilar Albarracin. Mortal cadencia, Lyon, Éd. Fage, Paris, La Maison Rouge, 2008, p. 30
7 - Pour nous en tenir à ce qui s’expose actuellement à la vue de tous, citons la campagne de publicité commanditée par RTL (" RTL, c’est vous ") et qui montre chacun des " gentils animateurs " de la station de radio présentant sur un simple pancarte tenue entre les mains une phrase (faussement) manuscrite (donc supposée spontanée, sincère, authentique) qualifiant sa relation au public (Ex : tel animateur, sans doute chargé d’on ne sait quelle émission incitant à la consommation, présente un carton blanc sur lequel on peut lire : " Vous aider "). Or, cette campagne n’est rien d’autre que la reprise, particulièrement cynique en effet, d’une action menée par Gillian Wearing dans les années quatre-vingt-dix. L’artiste anglaise avait alors parcouru les rues de Londres avec son appareil photo et des feuilles de papier sur lesquelles elle avait demandé aux passants d’écrire ce qui leur passait par la tête (On se souvient notamment du poignant " I ‘m desperate " tenu par un homme ne laissant apparemment rien transparaître de sa souffrance). Rien, dans le résultat, tant sur le plan formel qu’au niveau du contenu, ne pouvait alors s’apparenter aux images et aux mots bien maîtrisés de la pub. Mais la publicité étant une machine à récupérer particulièrement bien huilée, les animateurs ont pris la place des passants (il y a là quelque chose de parfaitement militaire : le terrain doit être de plus en plus occupé et l’ennemi est celui qui échappe au contrôle) et la pensée petitement calculatrice a remplacé la parole libre.
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